AUJOURD’HUI
Alain Gomis

—–DuelVoué à faire peu d’entrées en salles, Aujourd’hui d’Alain Gomis semble bien reçu par la critique spécialisée à laquelle nous avons l’habitude de nous référer sur BUB. Notre rédaction est moins unanime et les avis sont partagés comme en témoigne l’échange ci-dessous entre Jacques Danvin et son invitée Silvia. Voilà peut-être de quoi vous aider à vous faire une opinion, et à réagir en fonction.

Jacques Danvin : Une manière de décrire en deux mots Aujourd’hui, le film d’Alain Gomis sorti en ce début d’année, consiste à dire qu’il s’agit avant tout d’une œuvre politique qui montre l’état actuel d’une société, celle des quartiers pauvres de Dakar. C’est en tout cas ma façon de comprendre ce film. Si tu avais à le décrire brièvement, tu dirais quelque chose de similaire ?

Silvia : Pas vraiment. Je dirais qu’Aujourd’hui montre les pérégrinations d’un homme lors d’une journée très spéciale – le dernier jour de sa vie, événement dont il a une pleine conscience – et qui s’avère être finalement une journée comme les autres. Je ne vois pas d’engagement politique tel que tu le décris, mais plutôt un parti-pris philosophique sur l’existence.

JD : Pourtant, il y a bien en plein cœur du film toute cette séquence d’images d’archives montrant des manifestations, des témoignages à vif face-caméra, etc. Elle indique bien un projet politique, non ?

Silvia : Si on repère cette scène si facilement, c’est parce qu’elle ne s’intègre pas du tout au film, mais apparaît comme un objet incrusté, à travers lequel l’intention du réalisateur se dévoile, au lieu de s’incarner dans les images. En d’autres termes, ces images nous font sortir du mode « récit » et nous invitent à choisir une lecture de type « documentaire ». Cela ne dure que quelques instants, et c’est bien la raison pour laquelle ce geste me semble artificiel. N’as-tu pas eu la même sensation ?

JD : Non, pas tout à fait. Tu as raison quand tu dis que cette scène sort du lot de par sa nature documentaire. Mais là où je crois que tu te trompes, c’est quand tu postules sans le dire explicitement que ce qui a précédé cette séquence était purement de l’ordre du récit. Il y a du récit bien sûr, mais il est purement fonctionnel à mon avis. Il sert par exemple à passer d’un espace à un autre, et n’a pas beaucoup de valeur en soi dans l’économie générale du film. Ce qui compte apparemment dans Aujourd’hui, c’est de traverser un espace et de le présenter en prise documentaire mais grâce à la fiction. C’est ce que révèle je trouve la séquence d’archives. Et si elle est effectivement en rupture, c’est parce qu’elle se passe soudain du mode « récit ». Tu te rappelles la séquence où le personnage principal est accompagné triomphalement depuis sa maison jusqu’à la « porte » du quartier : l’apparition progressive des habitants qui le suivent, l’utilisation d’un volant pour en faire une couronne, d’un bâton en guise de sceptre, etc. J’y vois l’équivalent d’un carnaval des fous avec le renversement classique et éphémère du pouvoir en place. Le pauvre devient celui qui gouverne. C’est une lecture banale mais possible de cette scène en tout cas.

Silvia : Elle est belle cette séquence : l’homme-qui-va-mourir, cet homme qui est pris entre deux mondes – pas encore dans le monde des morts, mais déjà plus vraiment dans le monde des vivants – cet homme est élu roi, roi pour un jour. Cette séquence nous fait traverser un espace, mais elle ne « sert » pas à ça, comme tu le dis. Si le protagoniste parcourt les rues de son quartier d’abord, celles de la ville ensuite, pour revenir à son quartier et à sa maison à la fin de la journée, c’est parce que toute existence se joue dans un espace complexe et multiple qui va de l’intimité du « chez soi » jusqu’à la dimension collective du quartier et de la ville. Dans ce sens, le film pourrait bien être défini comme politique, en ce qu’il remet toute existence dans le contexte de la communauté, de la « polis ».

Si je comprends bien ton point de vue, pour toi, le récit serait fonctionnel et assujetti à une présentation de l’espace de type documentaire. De mon point de vue, en revanche, ce film est un film de fiction – et en tant que tel, je ne le trouve pas réussi à cause de ses longueurs, du jeu des acteurs pas toujours convaincant. A cause du fait aussi que la tension perd de son intensité au fur et à mesure qu’on avance dans l’histoire, et de la présence de quelques séquences sans intérêt. Par exemple : tu te souviens de la séquence avec Aissa Maiga, dans le rôle de la maîtresse ? Ne me dis pas que tu as aimé cette partie !

JD : Hé bien si justement, je l’ai aimée, et je ne la trouve pas sans intérêt ! La manière de jouer avec l’espace de l’atelier où Satché retrouve son amante, je ne dis pas que c’est génial, mais c’est très cohérent par rapport au reste du film. C’est une galerie qui occupe un étage d’un immeuble moderne où sont exposées des œuvres d’art contemporain que vraisemblablement les gens du peuple ne visitent pas. C’est très politique encore une fois. Dans cet espace les poteaux offrent une possibilité de jeu, ils permettent aux corps d’apparaître et de disparaître. Le montage en joue pour faire en sorte qu’on demeure toujours dans une sorte de désir non accompli, d’apparence attirante mais trompeuse. Ce qui s’y trouve échappe. D’un point de vue stylistique Alain Gomis n’invente rien dans cette scène, mais il suit avec rigueur son idée principale en traversant l’espace en fonction de ce qu’il représente pour Satché d’une part, et pour la société de Dakar d’autre part. Ceci dit, je partage ton avis concernant le jeu des acteurs. Et je comprends très bien qu’on puisse prendre Aujourd’hui simplement comme une œuvre de fiction avec un parti-pris sur l’existence. Ce qu’il est d’ailleurs d’une certaine manière, c’est vrai. Mais au final si j’essaie de formuler ce qui sépare nos deux positions, je dirai que toi tu n’as pas pu dépasser cet aspect « métaphysique » du film qui j’en conviens n’est pas super intéressant, alors que moi j’ai eu la chance d’attraper le bout plus « technique » de la construction de l’espace comme vecteur de sens. Ce qui m’a permis d’y trouver mon compte, jusqu’au bout. Tu t’y retrouves dans cette conclusion ?

Silvia : Eh bien, tu n’as pas réussi à me convaincre quant à la possibilité pour la construction de l’espace d’être vecteur du sens du film. Ton analyse formelle rend le récit accessoire et il me semble qu’il n’y a pas suffisamment d’éléments pour pouvoir justifier cette lecture. Je reste sur mon 05/20 et attends de te retrouver autour d’une autre conversation !bub

Silvia A. et Jacques Danvin

bub

 

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Aujourd’hui d’Alain Gomis (France, Sénégal ; 1h28)

Date de sortie : 9 janvier 2013

bub

 

Comments
  • Urumi

    Pour poursuivre la discussion, je ne dirai pas non plus que le film d’Alain Gomis soit un film engagé. On peut penser que chaque film a une teneur politique. Mais si Aujourd’hui montre l’état actuel d’une société, ce n’est pas celui des quartiers pauvres de Dakar, c’est celui de sa bourgeoisie – selon les mots du réalisateur, c’est une certaine bourgeoisie africaine qu’il a voulu filmer, car peu représentée selon lui. Satché n’est pas pauvre, sa famille n’appartient pas aux classes populaires de Dakar, il n’y a donc pas de renversement du pouvoir en place. Concernant la scène de manifestation, avec ce contrechamp forcé sur Satché, elle n’est qu’un hasard du présent, intégrée de manière opportuniste. Elle ne découle pas d’un projet sur l’état de la société à Dakar. L’intention, elle semble plutôt dans le fait de vouloir filmer les différents présents du film, comme c’est d’ailleurs dit dans votre discussion, de « traverser un espace et de le présenter en prise documentaire, mais grâce à la fiction ».

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