THE MASTER
Paul Thomas Anderson

DuelThe Master est applaudi par la critique mais divise le public… Et la rédaction de BUB ! Ce (long) duel entre François et Jacques est l’occasion d’essayer de comprendre ce qui provoque ce hiatus.

Jacques Danvin : Le nouveau film de Paul Thomas Anderson met en scène la relation compliquée entre deux hommes d’âges différents. Ça nous rappelle quelque chose…

François Corda : Oui, tu peux le dire ! Le très bon There Will Be Blood du même Paul Thomas Anderson. Mais il y a une différence notable entre les deux : à mon avis The Master fonctionne beaucoup moins bien. Il ne tient pas la comparaison, et du coup il déçoit.

JD : Si on essaie d’être plus précis, en quoi pour toi The Master ne tient-il pas la comparaison avec There Will Be Blood ?

FC : Rien que sur le plan narratif, par exemple, le découpage est moins « performant ». Il y a beaucoup d’ellipses, beaucoup de fausses pistes intéressantes qui sont lancées sans qu’elles ne soient jamais suivies (l’attirance de la fille de Dodd pour Quell, la clairvoyance du fils de Dodd à l’égard de son fou de père). C’est assez curieux parce que dans une interview donnée aux Cahiers du Cinéma (janvier 2013) le réalisateur reconnaît lui-même qu’en tant que spectateur il est frustré devant, je cite, « les films qui ne racontent pas une histoire de manière traditionnelle ». Or là on est en plein dedans ! Je me dis que dans ce sens il a peut-être raté son pari…

JD : Oui peut-être, même si on peut penser que son pari est ailleurs. Il y a parfois dans un film des enjeux disons « inconscients » et qu’une interview du réal ne peut pas rendre explicites. Et puis l’usage des ellipses et des fausses pistes peut tout à fait entrer dans le mode « traditionnel » d’un récit, tout dépend de l’époque dans laquelle on se place. Aujourd’hui l’ellipse forte perd beaucoup moins un spectateur de cinéma qu’en 1920. Moi je crois que la comparaison réflexe avec There Will Be Blood peut être intéressante, mais pour mettre en valeur les singularités respectives des deux. Notamment à propos de la relation entre un maître et son (non-)disciple.

FC : Oui, cette relation d’attirance-répulsion aurait pu être passionnante, c’est vrai. Mais le fait est qu’on ne sait rien de ces deux hommes. Rien de leur passé (surtout Dodd), de leur présent. Et pourtant ils ne dégagent pas tant de mystère que cela… Il faut dire que Joaquin Phoenix cabotine tellement que son personnage en devient vite très irritant. Quant à Dodd, il est très bien interprété par Philip Seymour Hoffman, mais c’est un être vide que sa femme mène finalement par le bout du nez. Si bien que cette relation (qui n’a d’ailleurs rien du rapport maître-élève, Quell étant plutôt l’esclave de Dodd) reste pour moi au point mort, elle ne fait rien naître, scénaristiquement comme cinématographiquement parlant.

JD : C’est là où je ne te suis pas, car à mon sens cette relation est le véritable personnage et moteur du film. C’est leur lien qui provoque le désordre dans la mécanique réglée de la secte.

FC : Pas vraiment, à la fin Dodd est certainement plus seul que jamais mais il a réussi, il est à Londres dans un bureau immense qui laisse suggérer sa toute-puissance. On sent d’ailleurs Anderson beaucoup plus à l’aise dans ces scènes « bigger than life » (celle-là bien sûr, mais aussi la fuite de Quell dans le désert, ou lorsque Dodd va chercher son manuscrit enfoui dans les montagnes). Mais vas-y continue…

JD : Ce que je veux dire, c’est que ce lien entre les deux personnages met en doute le pouvoir de fascination du Maître et de son discours mystique sur « La Cause ». Le plus fasciné des deux par l’autre, à mon avis, c’est Dodd, c’est le Maître ! Il voit en Quell un horizon de douleur et de liberté, il voit aussi une puissance d’action qui lui ont échappé à tout jamais. Il se sent prisonnier de son propre rôle. Et s’il veut jouir du plaisir de la transgression, ce ne peut plus être que par procuration, à travers Quell. Alors que Quell n’est finalement séduit par Dodd que parce que celui-ci est le seul à vraiment l’aimer. C’est une séduction factice, un peu par défaut. En tant que thérapeute, Dodd n’a finalement pas tant d’influence que ça sur Quell. En cela le dialogue final entre les deux délivre une clef de compréhension du film. Dodd reconnaît qu’il ne peut pas y croire à la place de Quell, et qu’il envie sa situation de « sans Maître ». Et derrière cet enjeu dramatique et thématique sur la fascination et sur la liberté douloureuse se cache je crois un enjeu plus « linguistique » ou théorique. Je poursuis ?

FC : Oui vas-y, je te dirai ensuite si tu m’as convaincu.

JD : Bien. L’autre enjeu que je vois, au-delà du drame, c’est celui peut-être de montrer les limites de la séduction, et notamment de la magie de l’image en mouvement, du cinéma. La question de la fascination est centrale dans l’histoire. Et il y a plusieurs scènes qui introduisent cette possible élévation au carré de la fascination. Notamment celle sur le bateau quand Dodd teste son nouveau dispositif thérapeutique sur Quell. Ce dernier doit répondre aux questions du Maître sans jamais cligner des yeux sinon toute la procédure recommence depuis le début.

FC : Oui, j’ai d’ailleurs trouvé cette scène interminable. Je vais encore me rapporter à un film que tu n’as pas aimé, A Dangerous Method, mais où est brillamment mise en scène une relation passionnelle entre Maître et patient/élève. Les protocoles de Jung y sont exposés et c’est fascinant, jamais rébarbatif.

JD : Cette digression risque trop de nous éloigner de l’objet de ce duel, donc je laisse les lecteurs se référer à notre échange d’il y a quelques mois pour se faire une idée. Pour en revenir à The Master, il est quand même frappant de voir comment Anderson met en scène cette première « consultation » dont nous parlions avant. Il utilise le champ-contrechamp classique, et ça fonctionne bien pour les généralités de la « séance ». Mais lors du climax émotionnel, quand Quell doit se révéler à lui-même certaines choses, Anderson préfère maintenir son procédé tel quel tout en se concentrant massivement sur le visage de Quell en souffrance plutôt que sur celui de Dodd. Le réalisateur refuse à ce moment-là d’adopter d’une part un point de vue proche de celui qui doit garder les yeux ouverts. Et d’autre part, même si on reste alors du côté de l’observateur, on se sent un peu externe, car on n’est jamais tout à fait substitué au regard de Dodd. C’est assez étrange car ça donne le sentiment d’une limite du dispositif de représentation. Quelque chose est volontairement bloqué je trouve. Le spectateur peut difficilement s’identifier à l’un ou l’autre, prendre position.

FC : Oui et c’est d’ailleurs un problème continu dans le film : ces deux personnages nous laissent indifférents…

JD : C’est vrai, et ce n’est pas un hasard à mon avis. Clairement, il n’est pas question d’être dans l’empathie ici. Je reviens pour finir sur l’aspect technique de cette scène : un plan de face sur Dodd avec un regard caméra aurait produit une toute autre impression. Ce n’est qu’un exemple possible. Or, et je crois vraiment que ce n’est pas fortuit, toutes les scènes de « thérapie » sont filmées pour produire cette sensation d’extériorité et de limitation de la fascination. Dans The Master, la magie de l’image devient incertaine et empêchée dès qu’elle commence à fasciner. La séduction repose sur on ne sait quoi d’indistinct, et Anderson s’assure à mon avis de respecter cette idée dans sa réalisation. Ce qui rend l’ensemble assez frustrant malgré son talent de réalisateur. Mon explication te semble gazeuse ? Comme le blabla mystico-ésotérique de Dodd ?

FC : Eh eh. Oui pour moi le film est beaucoup trop causant, et tous ces discours fumeux me fatiguent. Par contre, j’entends tout ce que tu dis, sur le lien entre les deux hommes, sur les techniques cinématographiques employées par Anderson, leur intelligence. Mais comme tu dis, ce qui prédomine pour nous, spectateurs, c’est une frustration. Et puis les climax émotionnels, franchement, je n’en ai pas vu. Peut-être ce moment dans le salon où un homme remet en cause les délires de Dodd, ça c’est un moment limite, assez passionnant. Mais dans l’ensemble ça me fait penser à des tas de films qui, sous prétexte qu’ils exhibent des vies moroses, doivent faire ressentir cette morosité au spectateur. Non merci. Ce que je recherche quand je vais au cinéma est un sentiment très primaire : le plaisir. Ce qui ne signifie pas du tout que je ne veux pas intellectualiser, ce n’est pas ça. Car rien n’empêche d’interpréter ensuite le plaisir que l’on a ressenti pendant la séance. Mais, lorsqu’un réalisateur théorise trop, cela joue souvent en sa défaveur. C’est un bon exemple ici. Il y avait une force brute, directe, dans Magnolia et There Will be Blood, c’était peut-être too much mais il y avait un souffle épique assez jouissif que je ne retrouve plus du tout dans The Master. Et c’est ce que je retiendrai du film.

François Corda et Jacques Danvin

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The Master de Paul Thomas Anderson (Etats-Unis ; 2h17)

Date de sortie : 9 janvier 2013

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