CINÉMA SAUVAGE
bilan cinéma 2012

FocusSusciter des événements qui échappent au contrôle : c’est ce qu’ont proposé cette année des réalisateurs aussi éloignés que Miguel Gomes, Guillaume Brac, Benh Zeitlin ou Rabah Ameur-Zaïmèche. Sur ce point, deux manières de faire du cinéma se différencient aujourd’hui. Une qui s’applique à reproduire la fonction de contrôle de la télévision, qui conçoit le tournage comme l’application d’un plan et la forme du film comme la démonstration d’un style – un cinéma d’élevage, en quelque sorte. Et une autre qui mise sur le hasard, les énergies et les dysfonctionnements du présent – cinéma sauvage.

Le travail de Rabah Ameur-Zaïmèche est caractéristique de cette seconde manière de faire des films. Les Chants de Mandrin, son quatrième long-métrage, n’y déroge pas : donner un espace de visibilité à des énergies présentes dans des hommes, des animaux, des idées ; filmer la respiration des chevaux en contrejour, ne pas seulement filmer l’homme qui parle, mais ceux qui écoutent et qui ne savent pas qu’ils sont filmés ; filmer « à-côté », une tension partagée par tous le temps d’un tournage. Filmer « à-côté » pour mieux donner à voir, c’est aussi la force de films aussi différents que Take Shelter ou Oslo, 31 août. Dans le premier, des plans qui se poursuivent au-delà du climax ordinaire de l’action, et qui imposent un autre climax, une autre lecture d’une réalité déjà instable. Dans le second, des séquences ahurissantes où les battements de cœur d’une ville sonnent comme la matérialisation d’un désespoir à la fois personnel, générationnel et civilisationnel.

Le sauvage est celui qui ne peut plus habiter le monde civilisé, qui ne peut plus en respecter les codes. Dans ces films, le cinéma offre un horizon qui n’est pas seulement une projection du négatif de notre civilisation, mais une matière filmique où peuvent se déployer la colère, la fiction, la mélancolie. On y trouve une prise en charge de l’écart, une prise en charge du dysfonctionnel (les héros sont des contrebandiers, un paranoïaque, un ancien toxicomane), qui dépasse la simple opposition entre deux antagonistes. Le sauvage n’est pas seulement le contraire du civilisé, mais une manière de le sublimer.

De la même façon, Sylvain, le héros incarné par Vincent Macaigne dans Un monde sans femmes, touchant de timidité, de charme, de fragilité, d’honnêteté, est cet être incertain, dysfonctionnel tant il est « à-côté », en Picardie, près de la mer, mais aussi à-côté des filles, silencieux, tant il ne montre ni ambition ni addiction à l’encontre d’un monde masculin, urbain, où la puissance et la connexion sont maîtresses. Sylvain est sauvage, et l’aventure se situe là, dans ses actes impréparés, et dans les configurations qui résultent d’une telle improvisation. Cinéma imprévisible, c’est aussi celui de Hong Sang-soo. The Day he arrives, journal de l’errance d’un cinéaste dans les rues neigeuses de Séoul, offre au spectateur la même délicatesse et la même imprévisibilité. Montage irrationnel, perturbant et poétique, et ici, contrairement au film de Guillaume Brac, une cruauté qui émane des configurations entre hommes et femmes. Le sauvage est encore celui qui prend en charge – ici, la cruauté.

Tabou de Miguel Gomes travaille, via cette prise en charge, la ligne de tension entre imaginaire et réalité. C’est une cruauté à deux niveaux dont il s’agit pour lui : comment conserver la fiction, le romantisme, sans négliger une cruauté des situations qui manque le plus souvent aux films aujourd’hui ? Et comment ne pas rompre le pacte narratif avec le spectateur sans le prendre pour un idiot ? En s’attachant à montrer ces tensions, ces heurts, en essayant d’attraper quelque chose qui est en train de se produire dans la réalité et qui vient enrichir le récit, en filmant le physique plutôt qu’un hypothétique psychologique, Tabou, mais aussi Les Chants de Mandrin ou Les Bêtes du Sud sauvage de Benh Zeitlin, communiquent une force terrible à leur film, et indirectement, au spectateur. Une force faite de présent, de colère, d’animaux (des crocodiles dans Tabou, des chevaux dans Les Chants de Mandrin, des alligators, des crabes dans Les Bêtes du Sud sauvage). Une force qui permet de désamorcer, à coups d’imprévisibilité, d’actes quotidiens presque magiques, d’acteurs à fleur de peau, la rigidité auteuriste de certains films. Une force sauvage comme un antidote, comme une réponse apportée à l’incessante reproduction sous contrôle du même.bub

Marc Urumi

bub

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Top cinéma 2012

01 – Un Monde sans femmes
02 – Oslo, 31 août
03 – Take Shelter
04 – Les Bêtes du Sud sauvage
05 – Les Chants de Mandrin
06 – The Day he arrives
07 – Tabou

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