TABOU
Miguel Gomes

RevueC’est la fin de l’année et déjà circulent des listes des meilleurs films 2012. Pour beaucoup, Tabou, le dernier très beau film de Miguel Gomes (La Gueule que tu mérites, Ce cher mois d’août) en fait partie. Un crocodile faisant office d’animal domestique, des scènes d’amour silencieuses magiques, des visages vibrants… Petite revue de presse autour d’un éloge quasi unanime.

Réinjecter du romanesque là où il n’y en a plus : c’est le mouvement proposé par Tabou. Le film se scinde en deux parties. La première, Paradis perdu, chronique le quotidien d’un trio de vieilles dames à Lisbonne : Pilar veut sauver le monde avec ses prières ; Aurora, sa voisine de palier, se plaint que Santa, sa bonne africaine, lui jette des sorts. La seconde partie, Paradis, est le récit de la passion interdite qu’Aurora, alors épouse de colon, vécut cinquante ans auparavant avec Ventura, un aventurier, au Mozambique. Selon les mots du réalisateur, ce récit survient comme un cadeau pour combler le désir de fiction de Pilar (il peut également apparaître comme tel pour le spectateur, ce que suggère Jérome Momcilovic (Chronicart), pour qui « le film dort » dans cette première partie). Surtout, c’est ce découpage en diptyque, ce passage d’un monde contemporain fade à un passé exotique et sucré, qui agit comme moteur du romanesque. L’importance de la question des conditions du romanesque, « aujourd’hui, cinquante ans après la fin de l’âge d’or hollywoodien », est essentielle selon Cyril Neyrat (Independencia) : pour lui, Tabou réussit à offrir « au spectateur la possibilité de croire sans être dupe ».

Dans cette seconde partie, qui se déroule donc au Mozambique, au pied d’un imaginaire mont Tabou, l’atmosphère « est indolente, presque décadente, la domination des maîtres blancs s’exerce dans une paternelle douceur, les autochtones ornent le cadre en figurants » (Jacques Mandelbaum, Le Monde). Le souvenir raconté par Ventura, de sa voix sensuelle et fatiguée, envoûte. Pour Jérôme Momcilovic, cet envoûtement « doit beaucoup à cette tonalité toute portugaise des voix, qui les fait paraître à la fois blanches et chantantes ». De même pour Joachim Lepastier (Cahiers du cinéma), c’est le travail de la bande-son, « alliage secret et entêtant d’ambiances naturelles (vents et grésillements) et de ritournelles », qui autorise le redéploiement d’un « vaste réseau sentimental et sensoriel […] conciliant charme concis de la sérénade pop, excitation de la mission d’exploration, pureté de la tragédie et hybridité du collage ».

Redéploiement, et pas seulement déploiement : le film n’est pas là pour être un hommage au cinéma muet (comme pouvait l’être The Artist), mais pour « restituer au passé sa qualité d’ancien présent ». C’est l’un des credo d’intervention critique de Cyril Neyrat : ne pas filmer le passé, mais lui redonner « sa fraîcheur, sa dimension d’incertitude » en filmant des acteurs du présent ; faire comme si tout advenait pour la première fois. Selon lui, le film de Gomes parvient justement à allier « la mélancolie à l’égard d’un cinéma et d’un monde disparu et la jubilation du cinéma au travail, la jouissance immédiate de l’aventure au présent » : « Tabou ne ressuscite pas le passé, il en réalise la mémoire, c’est-à-dire qu’il crée la possibilité d’une relation vivante à ce passé ». Cette recherche formelle et cette finesse de goût donnent des plans remarquablement drôles et ciselés. Elles peuvent pourtant laisser un sentiment mitigé. Jérôme Momcilovic reproche par exemple au film son manque de singularité : « Il lui manque ce sens de la flânerie […]. Difficile de percer le voile de la direction artistique pour trouver quelque chose comme, par exemple, de l’émotion ». Il s’agit pour lui d’un film « qui, à la limite, n’a même pas besoin d’être vu pour convaincre de ses qualités », d’un film « élégant, impressionnant, et un peu vain à la fois ». C’est peut-être effectivement sa limite : laisser le spectateur indemne là où « l’ombre du fantastique » (Grégory Coutaut, Film de culte), notamment avec ces crocodiles et ces histoires de sorts, planait.bub

Marc Urumi

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Tabou de Miguel Gomes (Portugal, France, Brésil, Allemagne ; 1h50)

Date de sortie : 5 décembre 2012

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