LE LOUP DE WALL STREET
Martin Scorcese

RevueLe dernier film de Martin Scorsese, récit du trader millionnaire Jordan Belfort, est sorti dans les salles fin 2013. Le triomphe critique a été quasi unanime. Mais sur quels critères repose ce triomphe ? Autrement dit, pour quelles raisons Le Loup de Wall Street est-il vu comme un bon film, voire un chef-d’œuvre ?

On pourrait penser que les arguments ne manquent pas pour vanter le dernier Scorsese. Mais s’agit-il encore d’arguments quand les qualités du film doivent être acceptées telles quelles ? « Depuis quand », demande ainsi Frédéric Bonnaud des Inrocks, « un film de Martin Scorsese n’avait-il donné un tel sentiment de liberté frondeuse, d’absolue maîtrise au service d’une expérience encore jamais tentée ? » « Qui », demande à son tour Didier Péron de Libération, « boudera ce spectacle terminal où la star la plus charismatique du moment, Leonardo Di Caprio, se fait un rail de coke à même l’anus […] d’une prostituée à peine dix minutes après le générique de début ? » Pauvre spectateur qui bouderait quand même… On lui prouvera alors, avec une idéologie implicite du bon goût, qu’il a tort. En effet, « les grandes scènes du Loup où [Di Caprio] perd complètement les pédales à force d’excès […] sont d’ores et déjà des morceaux d’anthologie ». Et quand bien même on douterait, comme Jean-Philippe Domecq de Positif, du style du réalisateur (Scorsese « croit s’en sortir par l’exacerbation lourdement spectaculaire »), Frédéric Bonnaud rectifie par avance le tir : le film « reste évidemment très maître de ses effets, on est quand même chez Scorsese ».

Ces éléments ne permettent en tout cas pas d’avancer sur le film lui-même. De quoi s’agit-il ? Pour Jérôme Momcilovic de Chronicart, ces trois heures sont « un petit guide pratique de l’orgie : autant que les techniques de la vente, on y apprendra à réussir une fête, à trouver le dosage optimum de cocaïne et de Quaaludes, ou à organiser au mieux un lancer de nains ». Pour Frédéric Bonnaud, et il semble que ce soit une qualité, « Le Loup de Wall Street n’est que la description convulsive d’une addiction ». Pour le premier, le filme passe « du Las Vegas des seventies au Wall Street des nineties », et « les gangsters américains ont perdu en élégance ce qu’ils ont gagné en plaisir : le cœur de leur empire ressemble désormais à un BDE d’école de commerce ». Pour le second, le film est une « alternance heurtée entre narration survoltée de Jordan et longues séquences dialoguées » ; il a « un côté de bric et de broc qui achève de le rendre délicieusement impur et culotté, selon une pure économie de déperdition jouissive ». Cette critique par l’épithète peut d’ailleurs tout aussi bien s’inverser, ce que remarque Didier Péron : « Ce chiasme entre avilissement et sublimation donne toute sa beauté à une peinture des mœurs de la finance qu’on peut trouver par ailleurs désagréable ». En gros, chacun pense ce qu’il veut du film. Encore une fois, on n’a pas beaucoup avancé.

C’est que, finalement, la boursouflure du Loup de Wall Street est l’élément qui amène la plupart à l’encenser, et les autres à se méfier. Pour Jérôme Momcilovic, le film a un programme plus insolent « et autrement plus efficace que l’archéologie de la crise financière à laquelle, vu son sujet, on pouvait s’attendre. Celui-ci consiste à décliner sur le mode de la farce l’objet initial des conférences de Belfort : c’est un éloge du savoir-faire, une ode – fun et cool – à la compétence, étalée pendant trois heures sur toute la gamme d’une obscénité à laquelle Scorsese n’offre aucun contrepoint ». L’absence de contrepoint, l’absence de perspective de remords, l’absence de leçon de morale à laquelle d’autres films se soumettent, semblent être ce qui fait la grandeur du film. C’est un point effectivement radical et d’une liberté totale, comme le note Frédéric Bonnaud : « Scorsese accomplit pleinement sa destinée de cinéaste : devenir l’iconoclaste de lui-même, laisser libre cours à une rage destructrice de son propre classicisme, immoler sa perfection en un geste sublimement enfantin. »

Jean-Philippe Domecq pose malgré tout une question : cette réalité que sert Scorsese, n’aurait-elle pas été « plus folle encore de n’être pas caricaturale » ? Selon lui, « point n’était besoin d’en rajouter dans la vulgarité, la chose en soi était et est suffisamment hystérique. Les traders prennent de la drogue pour s’adapter à cette drogue qui réclame sa dose de placement chaque seconde sur les fuseaux horaires de tous les tableaux de marchés du monde. […] Mais l’excitation nécessaire à la vente et revente continue des junk bonds (“titres pourris”) ne nous est pas montrée en tant que passion en soi ». S’agit-il de la position morale évoquée par Frédéric Bonnaud ? (Jean-Philippe Domecq parle notamment d’un Scorsese qui « ploie parfois sous les contraintes de la commande. Celle-ci devait rapporter de l’argent en tapant sur l’argent. Donc autant taper à côté de l’argent, et c’est, hélas, ce que réussit à faire Le Loup de Wall Street. ») Ce qui est regretté surtout, semble-t-il, c’est un film où le réel aurait pu surgir. Au lieu de ça, on a un film où le réalisateur est un artiste en pleine démonstration, où les personnages sont des acteurs eux aussi en pleine démonstration. Didier Péron souligne justement que Di Caprio transforme le film « en document merveilleux sur l’enthousiasme et l’ivresse de l’acteur ». Là encore, les preuves ne sont pas aisées à trouver pour déterminer si ce document est finalement merveilleux, déplacé ou rébarbatif.ub

Marc Urumi

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Le Loup de Wall Street de Martin Scorsese (Etats-Unis ; 2h59)

Date de sortie : 25 décembre 2013

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