L’AVENTURE DU PLAN
bilan cinéma 2013

FocusC’est loin d’être une préoccupation nouvelle. Mais le bilan de fin d’année s’avère un endroit bienvenu pour poser à nouveau la question : dans quelle mesure un réalisateur s’occupe-t-il de l’élément de base qui lui permet de fabriquer son film – le plan ? Il y a des auteurs pour réfléchir aux valeurs de plan, il y a des cadreurs pour cadrer, des chefs déco pour structurer ce plan. Mais ce plan est-il une pièce de Lego ou autre chose de plus singulier ? Pour des cinéastes comme Albert Serra, Hong Sang-soo ou Alain Guiraudie, le plan apparaît comme une aventure.

§  Le plan n’est pas le cadre. Ce n’est pas au premier, le Catalan, qu’on la fera, lui qui modifie le format de son film, Histoire de ma mort, en cours de tournage. Ses plans ne répondent pas à une composition prévisible et sans déchet, mais à un principe de vie étrange et aléatoire auquel une grenade, un cochon, un bûcher ou un orvet peuvent répondre.

§  Ce principe de vie, ce sont des vibrations, des humeurs qui traversent l’écran, des hésitations. La présence magnétique de son acteur fétiche, Lluis Serrat, illustre assez bien le trouble et la vitalité des plans du réalisateur : Lluis Serrat ne sait pas qui il est, il bouge sans s’en rendre compte, et c’est de là que coule son charme et la fabuleuse incertitude des plans. À l’assurance d’acteurs qui savent où ils veulent amener leur personnage (la prestation de Di Caprio dans le dernier film de Scorsese), Albert Serra oppose des modèles libérés de leur obligation de se sentir dramatiques, des corps aux gestes déroutants. C’est ce que précise Robert Bresson dans ses Notes sur le cinématographe : « éviter les paroxysmes (colère, épouvante, etc.) qu’on est obligé de simuler et où tout le monde se ressemble ».

§  Aussi bien Albert Serra que Hong Sang-soo, Alain Guiraudie que Alfonso Cuaron, étirent leurs plans de manière souvent inattendue. Chacun à sa manière : respectivement, avec obstination, avec cruauté, avec curiosité, avec volupté. L’étirement des plans n’est pas gage de qualité. Il n’y a qu’à se rappeler Chatrak et son obsession formaliste, pour comprendre que la longueur d’un plan doit aussi correspondre à une envie. Dans Chatrak, le réalisateur étire lui aussi les plans à sa manière : avec démonstration. Le plan n’est plus une aventure.

§  À plusieurs, le plan redevient une aventure. Six acteurs dans le même cadre. Et un plan qui s’éternise selon les verres de soju vidés autour d’une table d’un restaurant coréen. C’est là la tendresse et la cruauté de Hong Sang-soo dans Haewon et les hommes. Le réalisateur se sert de la durée du plan pour faire advenir des régions incomprises de l’âme, des sentiments indicibles autrement que par cette manière de mettre ensemble et de faire jouer le temps. Des sentiments indicibles autrement que par ce que l’on peut ici appeler, allons-y, la magie du cinéma, cette capacité de révélation du monde. Tout le film de Hong Sang-soo est à ce niveau. Comme l’est L’Inconnu du lac, avec, le plus souvent, deux ou trois acteurs dans le champ, qui frôlent ce qu’ils pensent ou qui le disent de manière inattendue. Comme le sont aussi les très beaux plans de Gravity, voluptueux donc, où la caméra s’approche de la navette, où la caméra danse entre différentes parties du satellite, où la caméra scrute la fatigue d’une astronaute en position fœtale.

§  C’est le plan, à mon sens, le plus beau de l’année 2013. Il conclut un film où les plans ne servent pas à construire un puzzle, mais à capter une sensation qui n’aura encore jamais été vue ailleurs. Il s’agit du plan final de Michaël Kohlhaas, d’Arnaud des Pallières. Ce qui marque ce plan, et les précédents, c’est une force, une singularité. Difficile de parler d’une force ou d’une singularité – c’est pourquoi ces plans existent : celui où un adolescent monte l’escalier d’un donjon et croise un enfant qu’il devra peut-être tuer ; celui où Amira Casar est une religieuse pleine de colère contre un baron impudent qu’elle doit protéger ; le plan final où Michaël Kohlhaas (Mads Mikkelsen) se retrouve « en plein champ », sans contre-champ, face à lui-même, face à nous, face aux dieux, face aux morts, face à ce qui n’est pas représentable tellement est vaste sa sensation de chute et d’incompréhension. Ce plan, c’est Michaël Kohlhaas, mais il faut être plus précis. C’est le Michaël Kohlhaas voulu par un réalisateur, pas celui de Kleist auquel on a voulu lui faire ressembler coûte que coûte ; c’est également Mads Mikkelsen, qui rend ce personnage si indiscernable, si réel et en même temps tellement inscrit dans cette fiction. C’est ce point-là, de rencontre d’une forme et d’une incarnation, cette croyance en des images-traces, autre magie du cinéma, qui subjugue.bub

Marc Urumi

bub

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Top cinéma 2013

01 – Michaël Kohlhaas
02 – Histoire de ma mort
03 – Haewon et les hommes
04 – L’Inconnu du lac
05 – Gravity

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