HISTOIRE DE MA MORT
Albert Serra

RevueC’est dans ces moments-là qu’on s’en rend bien compte, il n’y a rien à faire, on ne pourra jamais tomber d’accord sur ce que c’est, le cinéma. Histoire de ma mort est le troisième long métrage d’Albert Serra, jeune catalan déterminé et supporté par la critique il y a peu. Son cinéma est âpre. Pour certains, il est pédant. Pour d’autres non. Et tous ces gens-là parlent de cinéma.

Tout commence par un court texte publié dans Les Cahiers du cinéma par Jean-Philippe Tessé. Le critique évoque une « grossière caricature de cinéma radical chic, aussi prétentieuse qu’insignifiante », un « film mal cadré », un « objet permettant à ses bénéficiaires de hurler dans les cocktails mondains qu’ils sont les derniers des underground ». Jérôme Momcilovic de Chronicart, Aleksandre Jousselin d’Independencia et Arnaud Hallet de Zinzolin, font, directement ou implicitement, référence à cette critique. Le bienfait de cette mise en abyme critique, c’est qu’elle aiguise le point de vue sur l’objet étudié, c’est-à-dire le film de Serra, mais aussi sur le cinéma. Arnaud Hallet passe rapidement sur le premier problème du texte de Tessé, conçu comme « une attaque faite au spectateur. En substance, une fois encore, c’est un réquisitoire contre le public qui s’opère : quand bien même nous aimerions le film, nous serions inévitablement malhonnêtes ». Reste l’attaque faite au film.

De quoi le film est-il fait ? Le critique de Zinzolin évoque « un cinéma de matière, compacte. La fantaisie est très concrète. Le bruit du vin qui s’écoule, les poussières qui naviguent dans la pièce […]. Ici une forêt noire où les gestes deviennent quasi-imperceptibles. Là une touche de pastel sur un bouquet d’épis de blés. Une jeune fille dans le miroir, noyée sous les rayons d’un soleil fiévreux. Là encore, une éclaircie foudroyante qui illumine un jardin ». Que raconte-t-il ? Le titre, Histoire de ma mort, fait écho à l’œuvre de Casanova, Histoire de ma vie. Aleksandre Jousselin retranscrit très bien la sensation qu’on a devant ce film à la progression erratique : « Après une première partie où Casanova trompe l’ennui en informant chacun (et surtout lui-même) de ses réflexions sur le sexe, la vie et la mort, le spectateur finit dans la position d’un Casanova observateur d’étranges rituels vampiriques, sans y comprendre grand-chose ». Car, Casanova, oui, frôlera Dracula. Cela pourrait ressembler à une blague. Et ni Jean-Philippe Tessé (« cette ineptie à laquelle il n’y a rien à comprendre »), ni Vincent Ostria de L’Humanité (qui évoque un « manque de pertinence historico-géographique ») ne se privent de le souligner.

Mais pour Arnaud Hallet, il ne s’agit pas tant d’interpréter narrativement la biographie de Casanova et le mythe de Dracula, que de filmer un « transfert » – d’époque, d’énergie, de sang : « Histoire de ma mort ne met pas tant en scène un duel – ni même une rencontre – entre les deux personnages. À mesure que l’on s’enfonce dans la forêt, Casanova s’efface au profit de Dracula. Le transfert d’énergie est en marche – il n’y a plus de place pour le rire, pour la jouissance, pour le sang : tout s’éteint ». Pour Jérôme Momcilovic, il s’agit d’un « dérèglement » : « La grande beauté de l’irruption de Dracula tient plutôt à l’espèce de détraquement qu’elle provoque sur le film entier, mordu lui-même, jeté dans une lave de sensualité ténébreuse ». Détraquer, détruire les aspects du contrôle, c’est la méthode d’Albert Serra. Lutter contre la tristesse du composé. Filmer « entre ». Pour Aleksandre Jousselin, « Histoire de ma mort invite […] à emprunter des chemins de traverse, et donc à perdre son temps. […] Ce n’est néanmoins pas exactement de l’ennui, c’est du temps investi qui ne rapporte rien au spectateur ». Soit, du déchet. À commencer donc par le cadre, et pour cause, le format de sortie du film n’étant pas celui dans lequel le chef opérateur a cadré. Comme le souligne le critique d’Independencia, faisant référence aux scènes où Casanova croque le fruit juteux, « tout est bon dans la grenade ».

Paradoxalement, les critiques les plus virulentes cernent très bien le cinéma de Serra. Aussi bien Vincent Ostria se lamentant des nombreux « écueils » du film, du manque de « continuité visible » (« aucune progression dramatique », mazette !) que Jean-Philippe Tessé parlant d’un « ennui mortel », sont probablement ceux qui, en creux, parlent le mieux du film. La véritable blague, finalement, n’étant pas le film, mais peut-être leur critique (et si Serra avait mandaté Tessé pour « détraquer » la sortie du film ?). Surtout, il se pourrait que le cinéma doive être quelque chose (pourquoi pas après tout) ; chez Vincent Ostria, il doit être utilitaire et académique – la « pertinence historico-géographique » fait quand même sourire. C’est contre cet esprit de sérieux que combat le film. Pour Aleksandre Jousselin, il se joue, dans ce cinéma, quelque chose de l’ordre de l’absorption des possibilités d’existence : « Serra ne cesse de démultiplier les propositions d’expériences de la vie à son état le plus larvé, celui où l’ennui d’exister guette sans cesse, lorsqu’un personnage se sent encombré par sa propre place dans le plan, quand il y prend trop d’espace. Les formes que revêtent ces expériences sont tout sauf une débauche de cadrages insolites, de plans-séquences ou d’excentricités plastiques. » Pour Arnaud Hallet, quelque chose se situe dans « l’attention démesurée accordée à ce qui est de l’ordre du détail », qui « fait d’Histoire de ma mort un cinéma sauvage et primitif ». Film sauvage, inquiétant, singulier. Comme le souligne Jérôme Momcilovic, « on aurait vraiment tort de ne pas goûter ce venin-là : c’est le meilleur des antidotes contre le cinéma moyen ».bub

Marc Urumi

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Histoire de ma mort d’Albert Serra (Espagne, France ; 2h38)

Date de sortie : 23 octobre 2013

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