le passé
Asghar Farhadi

Duel 18.10.002010 avait offert une consécration critique et publique à Asghar Farhadi pour son chef d’œuvre Une Séparation. Trois ans plus tard son nouveau film Le Passé est sélectionné au festival de Cannes, y obtient un prix et voit son actrice principale récompensée pour son interprétation. Presque aussi divisée que la famille mise en scène par Farhadi, notre rédaction dialogue ici sur la place de l’acteur dans son cinéma et sur les difficultés du casting.

FC : Jacques, tu as été gêné par le jeu de Bérénice Bejo dans le nouveau Farhadi. Ce qui semble avoir été aussi le cas pour d’autres médias (Chronicart notamment) malgré sa palme reçue dimanche soir au festival de Cannes ; palme que je trouve méritée pour ma part. Je trouverais ça intéressant que tu précises ta pensée à ce sujet, parce que, de mon point de vue, la critique de cinéma oublie souvent de parler des acteurs, et c’est l’occasion d’en parler un peu ici.

JD : La palme qu’a reçue Bérénice Bejo à Cannes m’a un peu surpris en effet. Car c’est vrai que j’ai été gêné par sa prestation dans Le Passé. Alors que, contrairement à d’autres voix de spectateurs que j’ai pu entendre lors de la double sortie de The Artist, je l’avais trouvée à son aise et convaincante dans un registre qui était plus léger et plus extraverti. Là, dans l’intimité psychologique que propose Farhadi, il y a des tonalités de voix, des postures corporelles ou des jeux de regards qui me font régulièrement voir l’actrice pour ce qu’elle est et sans contrepartie. Par exemple, et ça donne le la, dès la première image du film, à l’aéroport, au terminal d’arrivée : ce qui me frappe de suite c’est la fixité forcée de son regard vers un hors champ où, grâce au montage avec le plan suivant, on comprend qu’Ahmad est en train de se déplacer à la recherche de sa valise. Ou encore dans les scènes de grande tension psychologique comme celle où Ahmad lui révèle la « trahison » de Lucie, Bérénice Bejo adopte un ton d’une neutralité qui ne fait pas écho avec les émotions que son corps exprime alors (bras croisés fermement, à demi-appuyée contre l’évier en train de tirer nerveusement sur une cigarette). Et je pourrai en trouver d’autres je pense, ces scènes-ci ne sont pas marginales. Ceci dit, on s’en prend ici à l’actrice, mais pour moi c’est un échec qu’elle partage avec le regard qui la met en scène. C’est une rencontre manquée avec Farhadi comme cinéaste. Une rencontre que tu n’as pas vue comme telle…

FC : Non, en effet. Je constate que tous les films de Farhadi sont portés par les acteurs et pour moi Le Passé en est une confirmation supplémentaire. Pourtant je peux te dire que je craignais que le glamour du tandem Rahim/Bejo ne trahisse la beauté « normale » qui irradie la filmographie de Farhadi. « Normale » dans le sens où jusqu’à présent le star system n’y avait pas de place. Mais finalement non, Bejo m’a offert la meilleure performance d’actrice que j’ai vue depuis un bail. Pour tout te dire, a posteriori je me suis demandé depuis quand je n’avais pas vu l’hystérie aussi joliment incarnée. Et j’ai pensé à Possession avec Adjani. Certainement parce que le film de Zulawski évoque aussi une relation de couple qui se détériore.

JD : Je t’arrête une seconde pour bien comprendre : tu veux dire que ce type de situation psychologique se prête bien à une performance d’hystérie ?

FC : Le terme est peut-être un peu fort, un(e) psychologue me tirerait sans doute l’oreille ! Mais faire venir consciemment son ex-mari chez soi en présence du nouveau fiancé, c’est clairement se tirer une balle dans le pied, le meilleur moyen pour se mettre dans une situation émotionnelle intenable. Et pour cause, elle se montre à fleur de peau, d’une agressivité peu commune envers quelqu’un qui est censé devenir son futur mari. Mais bref, pour en revenir à la question du jeu d’acteur, la façon qu’a Bejo de sortir compulsivement ses cigarettes, d’hurler sur tout ce qui bouge, puis de jouer l’apathie, je trouve ça formidable parce qu’elle parvient à communiquer un mal-être qui sonne juste au spectateur. La fausseté et la neutralité que tu évoques sont pour moi des manifestations de son inconfort. Et je crois que c’était d’autant plus difficile pour Bejo de rendre crédible ce personnage qu’elle est surtout connue pour son rôle lumineux de The Artist, comme tu dis. Il y a moins à dire sur Rahim (qui m’avais beaucoup agacé dans Un Prophète et qui est là très sobre), mais en revanche j’ai beaucoup aimé le personnage d’Ahmad : on ne connaît rien de lui, la douceur que dégage le jeu d’Ali Mosaffa est assez fascinante. Un jeu retenu et en même temps assez ferme.

JD : Peut-être. Peut-être pas. En l’état de notre discussion je ne suis pas certain qu’on puisse trancher. En tout cas ton propos me donne le sentiment que tu sépares fortement le jeu des acteurs des choix de mise en scène et de montage de Farhadi. Tout cela n’est-il pas à considérer d’un seul tenant ? Quel effet cherchait à produire Farhadi avec un tel casting ?

FC : Farhadi a sans doute choisi ces acteurs parce qu’ils sont célèbres et que cela peut lui permettre de s’exporter plus facilement. En tout cas pour moi son exil culturel est pleinement réussi.

JD : Si tant est qu’il les ait vraiment choisis, car les conditions de financement et de productions des films, sans compter les enjeux marketing, l’emportent souvent sur le souhait des réalisateurs…

FC : Oui, en l’occurrence c’est Marion Cotillard qui devait tenir le rôle de Marie. Elle a décliné au dernier moment et je ne sais dans quelle mesure le choix de Bejo a été suggéré par la production ou Farhadi lui-même.

JD : Dans tous les cas, il y a je trouve pour ce film une question de contexte qui est déterminante. Tu parles d’exil culturel : si Farhadi a dû fuir son pays, quelle trace en porte son film et qu’indique-t-elle ? Il y a bien Ahmad qui pourrait être une sorte de double puisqu’il est iranien, ou son ami qui héberge Lucie le temps d’une soirée et qui évoque la difficulté de faire « le grand écart » entre les deux pays et les deux cultures. Mais je reste circonspect, je ne sens pas comment cela fait écho avec la portée poétique du rapport au passé. Ni avec l’hybridation culturelle qui structure la famille et qui est systématique dans ce film.

FC : Farhadi n’a pas fui, il est d’ailleurs le premier à dire qu’il aime son pays, qu’il y est très attaché. Quand je parlais d’exil culturel, c’était imagé, cet exil parisien n’est que ponctuel. Donc de ce point de vue, il est normal de ne pas trouver dans Le Passé une volonté de laisser une « patte » iranienne. Ses origines sont là en filigrane (via Ahmad et son ami restaurateur) mais c’est tout. Comme d’ailleurs dans tous ses autres films : le cadre et les contraintes sociétales sont celles de l’Iran, mais tout cela est montré sans exotisme (le Paris qu’il montre est aussi loin d’être touristique !). Ce qui intéresse Farhadi avant tout ce sont les conflits intérieurs de ses personnages, qui, eux, sont universels. C’est aussi pour cela que Le Passé fonctionne. Farhadi ne cherche pas, à mon avis, à parler de mixité culturelle. Son dada à lui, c’est le suspense moral, un suspense qui repose souvent sur les difficultés de la communication, et des quiproquos. C’est pourquoi la mise en scène joue clairement sur la fluidité, la discrétion. Il y a pas mal de hors-champs, d’ellipses. Ahmad en est d’ailleurs une à lui tout seul, d’ellipse, et pour moi c’est clairement lui qui incarne le fameux « passé ». Belle image poétique non ? En tout cas le vrai impact sur le spectateur, c’est le dilemme moral imposé par les situations délicates de Farhadi.bub

François Corda et Jacques Danvin 
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Le Passé d’Asghar Farhadi (France ; 2h10)

Date de sortie : 17 mai 2013

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